Jean-Gabriel Périot et l’art délicat de l’archive

 

L'œuvre de Jean-Gabriel Périot débute en 2002 et acquiert en 2018 une visibilité et une lisibilité importantes avec la sortie d'un DVD1 compilant l'ensemble de ses films courts. Dans le même temps, un ouvrage d'entretiens voyait le jour2. Si la majorité des films courts étaient visibles sur le site du cinéaste, ce DVD combiné à cet ouvrage permet maintenant une lecture approfondie et éclairante de chacune des œuvres et leur inscription dans un parcours d'une grande cohérence, d'autant que ces publications et l'actualité sociale et politique brûlantes - sans toutefois négliger le regard sur l'histoire - resonnent ici d'une manière particulièrement pertinente. Daté de 2006, Eût-elle été criminelle... est pour beaucoup le point d'entrée dans cette filmographie. C'est un film choc qui, comme nous le verrons, s'avère aussi concis que déstabilisant. Trois aspects sont particulièrement marquants ici : d'une part, la nature des images présentées (des archives rares et d'une violence peu commune), d'autre part, la forme adoptée par le montage, un adroit remontage de plans d'actualités ou de documentaires présentant des scènes de liesse populaire et de barbarie. Ce qu'organise cette œuvre s'avère être le recto et le verso d’un même évènement, son idéalisation et sa part d'ombre enfouie dans un inconscient national peu enclin à reconsidérer une telle période. En dernier lieu, c'est la concision de cette réalisation qui ne peut manquer de conforter le sentiment d'avoir là affaire à une œuvre aussi singulière que sagace. Ces trois dimensions lui confèrent un pouvoir évocateur fortement déstabilisant, suscitant, tour à tour, un sentiment d'horreur et de compassion pour les différents protagonistes représentés.

À partir de cette œuvre marquante, et largement remarquée, il est ensuite possible de suivre la production de Jean-Gabriel Périot et de découvrir, toujours avec intérêt, l'évolution de sa filmographie. Nous retiendrons ici une dizaine de films. Le plus ancien date de 2004, le plus récent de 2014. Ce sont tous des courts, voire des très courts-métrages. Le plus long dure un tout petit peu plus de dix minutes, le plus court trois minutes. Au-delà de leur durée, leur principal caractère commun est celui de l'emploi de l'archive comme matière quasi exclusive. Cette cohérence, apparue tout d'abord en consultant l'ensemble des films mis en ligne sur le site du cinéaste, s'est confirmée à la consultation du coffret DVD, ces films d'archives constituant, dans cette édition, un corpus clairement identifié et dissocié du reste de la production (films musicaux, de fiction et documentaires). Nous mettrons ces autres films de côté, par souci de cohérence thématique et méthodologique, même s'il serait parfois possible d'y appliquer certains des éléments d'analyse qui suivront.

Après avoir circonscrit notre corpus, le propos s'orientera sur ce que ce cinéma recouvre de documentaire, tant il pourrait, au premier abord, être discutable de lui attribuer ce qualificatif, en lui préférant celui d'expérimental. Nous aurons pour objectif de définir et de situer l'approche documentaire du réalisateur, tant d'un point de vue plastique que théorique. Un cinéma qui s'applique fort adroitement à l'extension, au déplacement et à la reconfiguration des sources, tout en affichant ouvertement ses ambitions politiques. À la frontière du cinéma expérimental et du documentaire de création, il aborde les questions de la lutte, de la violence, de la destruction et de la catastrophe, s'imposant ainsi par son actualité. Ce qui nous conduira à discuter et défendre l'idée, portée par Périot lui-même, d'une cinématographie nourrie par une esthétique du film-tract.

 

CORPUS

Établissons tout d'abord le corpus que nous serons amenés à examiner en remontant succinctement la chronologie. Le plus ancien de ces films est intitulé We Are Winning Don't Forget3 (2004). Sous ce litre, qui résonne comme un cri de menace, nous découvrons un film qui nous plonge au cœur d'un sujet social fondamental, comme l'annonce laconiquement son synopsis de présentation, puisqu'il s'agit de « la représentation du travail, ou comment l'on repense à la lutte des classes... ». Nous voyons déjà ici se manifester bon nombre des aspects du cinéma de Périot : l'usage de l'archive, le montage, le rapport à la musique. Avec Undo4 (2005), un titre au caractère quelque peu énigmatique et un synopsis aussi laconique que désenchanté, se déploie une œuvre reposant sur une kyrielle d'images au caractère antéchronologique et discursif. Périot prend pour point de départ une hypothétique apocalypse finale, remonte le temps historique, pour interroger l'ensemble des activités humaines. La même année, avec Dies Irae5 (2005), il aborde un nouveau thème, celui de l'holocauste. Au combat et aux enjeux vitaux succède un épisode traumatique de l'humanité. Il s'agit, selon ses propres mots, d'une « traversée d'espaces que l'on ne présage pas d'abord comme hantés, hantés par tous ces corps qui n'apparaissent pas dans le film6 ».

Avec le film suivant, Eût-elle été criminelle7... (2006), nous restons dans la période historique de la Seconde Guerre mondiale. Périot se penche cette fois sur un épisode longtemps refoulé de la Libération de la France. C'est le « carnaval moche8 », « l’exutoire viril9 », ainsi qu’Alain Brossat et Fabrice Virgili qualifient respectivement cet épisode pathétique de l'histoire de France dont furent victimes les femmes tondues. Under Twilight10 (2006) s'attache également à dépeindre un aspect de la Seconde Guerre mondiale, tout aussi polémique, mais d'une ampleur dévastatrice sans commune mesure. C'est la question des bombardements stratégiques qui est soulevée. Le bombardement reste au cœur du sujet dans 200 000 fantômes, Nijuman No Borei11 (2007), où l'attention se porte sur l'arme ultime  la bombe atomique. Ce film, sans mettre en scène les horreurs produites sur les êtres, s'attache au monument architectural emblématique de la ville de Hiroshima. Les corps et les âmes des centaines de milliers de Japonais emportés par cette arme dévastatrice sont absents de ce film, comme pour mieux en signifier la disparition. Un cycle guerrier s'achève avec ce film marquant.

L'Art délicat de la matraque12 (2009) introduit une nouvelle thématique, celle des violences policières. Le titre, chargé d'une ironie grinçante, interroge l'idée de lutte et de résistance, et évoque « l'art sensible des policiers en milieux hostiles ». Tout aussi politique, Les Barbares13 (2010) est inspiré du livre d’Alain Brossat La Résistance infinie14. Il se conclut d'ailleurs par une citation de l'ouvrage :

Si la politique est appelée à revenir, ce ne sera que par le côté du sauvage et de l’imprésentable ; là où s'élèvera cette sourde rumeur où se laisse distinguer le grondement : « Nous, Plèbe ; nous, barbares... »

Autre film de lutte et de résistance, il nous ramène à l'idée déjà développée en 2004 dans We Are Winning Don't Forget, puisqu'il met la lutte et la résistance en avant sans jamais véritablement pointer de manière explicite et univoque pourquoi, et ce contre quoi, lutter. Périot qualifie ces deux films de constats.

Avec The Devil15 (2012), comme dans l'ensemble de ces films courts, c'est encore la musique qui semble dicter le rythme qui repose sur la structure du morceau The Devil de Boogers16. Le sujet du film est la cause des Black Panthers. La voix des protagonistes entre en lice, annonçant peut-être en cela le traitement réservé aux archives du long-métrage documentaire Une jeunesse allemande (2015). Le dernier film de ce généreux corpus, We Are Become Death17 (2014), est une expression concentrée de l'efficacité el de la perspicacité du cinéma de Périot, apte à nous faire éprouver les dérives violentes et destructrices de l'humanité.

 

FORME DOCUMENTAIRE

Nous pourrions ainsi dégager trois séries thématiques qui nous ramènent toutes à un seul et unique grand thème : la violence. La première se compose d'Undo et de We Are Become Death. Elle traite du sens de l'histoire, de la question du progrès, du destin de l'humanité et de sa conduite, au mieux maladroite, au pire malveillante. La seconde, composée de Dies Irae, Eût-elle été criminelle..., Under Twilight et 200 000 fantômes, aborde l'histoire moderne et, plus particulièrement, la période de la Seconde Guerre mondiale et son cortège d'atrocités, de destructions, de répressions, de déportations et d'exterminations. Une Iigne thématique qu’Alain Brossat propose de baptiser « le temps brisé18 ». La dernière ligne thématique se penche davantage sur la contemporanéité. Elle aborde les luttes sociales et sociétales : droits du travail et droits civiques avec leur corollaire de répressions et de violences d'État. Ce dernier corpus se compose de We Are Winning Don't Forget, L'Art délicat de la matraque, Les Barbares et The Devil. Ces films ont ainsi pour point commun d'aborder la question de la violence et de la destruction, qu'elle soit sociale, politique, policière ou militaire. Une œuvre d'une grande unité et d'une forte cohérence qui fait dire à son auteur qu'il a « l'impression de toujours faire le même film, ou disons que, malgré les différences qui peuvent être grandes d'un point de vue formel entre (s)es films, (il) recherche toujours une même chose19 ». Dans ces œuvres, il met autant en avant le contenu, le propos, le discours, les idéaux politiques que la forme. Il nous dit rêver d'un « cinéma politique qui interroge de manière critique le monde tout en restant dans une inventivité formelle20 ». Autant de constats qui confirment bien l'idée d'une forme de cinéma documentaire de création. Interrogeons maintenant ce sur quoi repose cette inventivité.

Les références citées à titre d'inspiration ne laissent aucun doute sur la teneur documentaire et plastique de son cinéma, puisque Périot cite volontiers Dziga Vertov, Chris Marker ou encore les réalisations de Jean-Luc Godard des années 1960 et du début des années 1970. Si la dimension fictionnelle est également bien présente chez ces auteurs, Périot semble davantage puiser chez eux l'attrait du témoignage, du constat et de l'engagement. Il déclare : « Un jour que je m'épuisais à râler seul contre cette absence de films "engagés" ou "politiques", je me suis dit qu'il fallait que je fabrique ces films qui me manquaient21 » Des films qu'il qualifie à plusieurs reprises à l'occasion de conférences et d'entretiens, de « films d'énervement ». Ceux-ci n'en nourrissent pas moins l'espoir de résonner avec le réel et les études engagées, notamment dans les domaines de l'histoire et de la pensée philosophique. La démarche adoptée vise à « la mise en place de dispositifs pratiques et critiques, bref une attitude documentaire22 ». C'est-à-dire une altitude heuristique, exploratoire et prospective qui, loin des agitations médiatiques et de l'actualité, « entend porter une critique constructive sur le monde dans lequel nous vivons23 », dans un rapport à l'histoire, à l'archive, aux sciences sociales et humaines, à la parole et à une production visuelle cinématographique, qui engage notre rapport au sens profond des manifestations historiques et sociales. Dans le cinéma de Périot, cela passe notamment par une remise en cause de la narration, dans une logique radicale de montage des images (qu'elles soient fixes ou animées), mêlant à profit la discontinuité par des rapprochements, des superpositions, des contradictions, des répétitions, qui sont des outils introspectifs amenant potentiellement le spectateur à se questionner sur la nature de ce spectacle. Les archives, ainsi montées, donnent à penser, convoquent la réflexion. Leurs mises en relation suscitent des échos problématiques, dévoilent le geste cinématographique et donnent accès à la complexité des systèmes. Plutôt que d'assoupir le spectateur dans une contemplation émotionnelle, les chocs, ou au contraire les glissements, qu'opèrent ces techniques de montage visent à réveiller la réception de l'œuvre. Ainsi, « le cinéma modèle les imaginaires ; en modelant les imaginaires, il produit des éléments de réalité24 ». Le cinéma que développe Périot postule qu'il « doit faire apparaître sa construction, ses coutures, doit se donner à voir comme affirmation d'une subjectivité, qu'il laisse libre le spectateur, qu'il le considère comme un être émancipé25 ».

 

ARCHIVES

Penchons-nous maintenant sur la matière el les expérimentations dans l'art du montage de ce cinéma. À considérer l'usage de l'archive, deux grands types de films se dégagent. D'une part, des films photographiques, constitués uniquement d'images fixes, des films qu'il serait possible de rapprocher d'œuvres plus anciennes réalisées au banc-titre26. D'autre part, des réalisations plus classiquement cinématographiques, basées sur des images en mouvement. Au-delà de ces supports d'images, Périot manipule deux types de sources d'images très dissemblables. D'une part, des images qu'il qualifie de « génériques », « pauvres à la fois en termes de sujet et de qualité visuelle27 », des images anonymes. La qualité de certaines, à la résolution pauvre, nous aiguille de suite vers l'utilisation d'archives téléchargées sur internet, mais aussi vers un stock personnel d'images scannées ou accumulées au fil de ses travaux de monteur (Dies Irae, We Are Winning Don't Forget, Les Barbares, We Are Become Death). D'autre part, des archives historiques datant notamment de la Seconde Guerre mondiale ainsi que des archives de mouvements sociaux et contestataires (Eût-elle été criminelle..., Under Twilight, 200 000 fantômes, The Devil, L'Art délicat de la matraque...). Des images historiquement contextualisables, certaines s'affirmant même comme de véritables « icones » largement connues et identifiables (explosions atomiques par exemple).

Le travail de collecte passe d'abord par des recherches, un travail d'enquête et de documentation, visant à déterminer si des archives existent, puis où et comment se les procurer. Il passe ensuite par un nettoyage technique visant la disparition d'éléments, par masquage, gommage. Périot explique ainsi à propos de la genèse de Dies Irae :

Pour fluidifier au maximum le montage, j'ai dû retoucher ces milliers de photos pour en enlever les éléments qui attiraient le regard ou créaient des perturbations. Selon les séquences du film, j'ai dû effacer des publicités, des nuages, des lignes au sol, des voilures, etc., mais aussi les humains qui apparaissaient dans ces images28.

Le recadrage, visant à une focalisation sur certains éléments, est aussi très présent. C'est le cas notamment dans 200 000 fantômes ou le mouvement autour du dôme, suggérant la focalisation autour d'un épicentre de l'image, passe par le recadrage méticuleux de près de mille images. Ce long et laborieux travail revêt un rôle fondamental lui permettant de s'approprier son matériau. Il déclare d'ailleurs :

C'est seulement par le travail nécessaire au montage (téléchargement ou scan, indexation, nettoyage, etc.) et par le montage lui-même que j'arrive à comprendre un peu mieux mon matériel, que j'arrive à le dompter ou à l'apprivoiser à l'intérieur d'une forme29.

Ce travail sur l'archive recouvre une part de ce que Périot qualifie d'anthropologie visuelle « qui s'intéresse aux enjeux de l'image et de la représentation30 ». Cette matière maintenant appréhendée, voyons comment le cinéaste l'investit par des techniques de montage aussi radicales que singulières.

 

MONTAGES

Pour bien comprendre son cinéma, il est utile de garder à l'esprit que Périot est monteur de profession, une activité qui pourrait éventuellement être qualifiée d'alimentaire, mais qui est néanmoins à la base de certains de ses films. C'est le cas pour Eût-elle été criminelle..., dont il découvre les images à l'occasion d'un travail de commande.

Le trait principal de ces films est une facture sérielle, induite par l'accumulation de milliers d'images, qui utilise ensuite le montage et le rythme de défilement, la répétition, l'accélération, le ralentissement. Pour Périot, « les films de photographies sont des mises en mouvements temporels d'images fixes ». Celui-ci ajoute qu'ils « créent des courts-circuits en désenclavant les événements du passé31 ». Au-delà, le montage est dans son cas une écriture très programmatique. Il précise : « En général mes films ressemblent à 95 % à ce que j'avais dans la tête avant de commencer à travailler32 ». Deux manières d'utiliser les images se dégagent : l'une consiste à prendre les images dans un flux accumulatif, l'autre, au contraire, donne à voir les images pour elles-mêmes et ce qu'elles représentent. Ces deux méthodes de montage répondent aux deux types d'images utilisées, d'une part, les images qualifiées de « génériques », d'autre part, les images historiques. Ces approches se complètent occasionnellement dans un même film : c'est le cas dans Eût-elle été criminelle..., dont la première partie est un montage accumulatif et la seconde, un montage de séquences visant à singulariser les contenus présentés.

Nous pouvons ainsi distinguer trois types de montages dans son travail. Le premier est donc un montage accumulatif de photographies ou de plans cinématographiques, un effeuillage d'instants. Cette approche du montage s'inscrit dans une esthétique familière à certaines œuvres de cinéma expérimental (Stan Vanderbeek). Une cadence rapide qui pousse Alain Brossat à voir, notamment dans We Are Winning Don't Forget, un montage privilégiant l'instant à la durée33, par « une succession rapide d'instant(ané)s, si rapide que le confort visuel du spectateur est mis à rude épreuve, (...) une succession d'instants purs, sans enchaînement aucun, au rebours donc des effets de fluidité et d'enchaînement qu'est censé habituellement produire le montage34 ». Ce qui, allié aux accélérations, produit une impression de fragmentation absolue. Cependant, Périot n'abonde pas totalement en ce sens, voyant dans cette construction des lignes de force qui se dessinent au fur et à mesure, grâce aux répétitions narratives et/ou formelles des images et (pour lui) ces lignes évitent une fragmentation absolue ou un « "éclatement" complet35 ». Celles-ci peuvent relever de mises en tension. Dans Les Barbares, à travers un enchaînement de portraits photographiques de personnalités politiques et d'anonymes, Périot s'applique à « brouiller ces frontières qui nous arrangent bien entre "eux" qui seraient responsables de la marche du monde et "nous" qui ne ferions que la subir36 ». Il peut aussi s'agir d'écoulements ou de cheminements, comme dans We Are Become Death où un triptyque présente des plans de nature sauvage avant de glisser progressivement vers l'apparition de l'humain, puis vers les dérives violentes et destructrices de l'humanité, pour finalement conduire à des vues d'explosions et de champignons atomiques. Le film se conclut sur les mots d'un homme visiblement dévasté, qui apparaît sur le volet central du triptyque. Celui-ci déclare, face caméra :

Nous savions que le monde ne serait plus le même. Certains rigolaient. D'autres pleuraient. La plupart restaient silencieux. Je me suis rappelé le texte hindou Bhagavad-GIta. Vishnu essaie de convaincre le prince qu'il doit faire son devoir. Pour l'ébranler, il prend l'apparence d'un avatar avec de nombreux bras et dit : « Maintenant je suis devenu la mort, le destructeur des mondes. Nous devrions tous penser cela d'une manière ou d'une autre »37.

Nous comprenons à l'apparition du carton final que cet homme n'est autre que Robert Oppenheimer, le père de l'arme atomique. L'accumulation et l'effeuillage construisent ainsi une progression temporelle, d'un état primitif naturel et paradisiaque à un aboutissement technique et effroyablement barbare. Caractère que nous retrouvons dans Undo. Des images de synthèse, figurant ce qui pourrait être le big-bang, ouvrent le film, lequel enchaîne sur une plongée vers la terre, une rentrée dans l'atmosphère, des phénomènes climatiques et météorologiques extrêmes, le feu nucléaire des essais de bombes atomiques, pour aboutir, en conclusion et par sauts associatifs successifs, aux activités humaines ancestrales. Dans Dies Irae, l'écoulement devient cheminement spatial et acquiert aussi une dimension temporelle métaphorique. Les séries de routes droites, de voies de chemin de fer, de couloirs, conduisent en clôture aux lieux du martyr juif, aux camps de la mort. Le montage particulièrement fluide, sans rupture, sans à-coups, nous entraîne, en un lent et inexorable parcours, vers l'atrocité.

Dies Irae et l'objection de Périot nous amènent également à envisager un second type de montage, identifiable dans certains de ses films : le travail d'animation. Un type de montage qui, nous dit-il, « est assez proche du travail de la sculpture qui doit faire sortir une forme d'un bloc de matière, en en respectant les particularités (les veines du marbre, les mouvements internes du bois, etc.)38 ». Présent notamment dans 200 000 fantômes, ce mode de montage privilégie la fluidité et construit une animation plus traditionnelle et plus confortable visuellement. Ce film opère une lente circonvolution à 360 degrés autour du dôme de Genbaku. L'animation de photographies, toutes méticuleusement recadrées, place à l'épicentre de l'image cette architecture maintenant emblématique du martyre de la ville, évoluant aussi chronologiquement, par un feuilletage, dans l'espace-temps de ce lieu, depuis la construction du bâtiment en 1914 jusqu'à l'époque contemporaine, en passant par l'explosion atomique du 8 mai 1945 et la reconstruction de la ville. Cette animation tend à capter le regard, à le retenir pour mieux instiller le message sous-jacent. Installé dans un relatif confort visuel, le spectateur voit son attention happée.

Le troisième et dernier mode de montage est celui qui implique notamment les archives cinématographiques historiques, des images de reportages, d'actualités. Les procédés utilisés mettent en place une relecture de la temporalité initiale. Il s'agit alors « de "tordre le temps", de "briser le temps naturel" des images et de proposer des temporalités différentes de celles en usage dans l'audiovisuel40 ». Ce nouvel horizon temporel, que l'on pourrait considérer comme un travail nécessaire de l'histoire pour éclairer, dévoiler, mettre en perspective ce que les images cachent, est plus particulièrement mis en jeu dans Eût-elle été criminelle... Après une cascade d'images accélérées du conflit, le rythme s'apaise progressivement, révélant ce qui semble tout d'abord de joyeuses et innocentes scènes de liesse populaire. Mais alors que le temps semble progressivement se coaguler, se suspendre, sans jamais se figer totalement, les réjouissances et les visages souriants prennent bientôt un tour plus funeste quand nous découvrons que ces personnes sont occupées à châtier publiquement des femmes. La mélodie malmenée d'une Marseillaise emphatique, interprétée par Mireille Mathieu, accompagne des recadrages dans les compositions d'origine, donnant ainsi à voir des plans serrés de crânes tondus, de corps dénudés, de membres couverts de coups, de visages arborant la croix gammée hâtivement tracée sur les fronts, mais aussi les visages hilares des tortionnaires et leurs cortèges de gestes badins visant à appuyer les humiliations. Under Twilight utilise aussi des archives, des vues embarquées prises depuis les bombardiers alliés. Périot transfigure ces plans de forteresses volantes et les destructions que celles-ci opèrent dans un diptyque, évoquant le cinémascope par le ratio de son image. Le cinétisme compulsif, produit par un effet miroir papillonnant, déclenche une forme de confusion et de fascination évoquant les flicker films41.

Le regard déstabilisé se perd en interprétations hallucinatoires ou projectives, à la manière d'une planche du test de Rorschach42 cinétique. Au risque de voir apparaître de démoniaques figures émergeant de cette apocalypse macabre et propre à éclairer ce que Stephen A. Bourque qualifie de « caractère massif de la guerre industrielle au milieu du XXe siècle43 », L'Art délicat de la matraque, à l'instar de We Are Winning Don't Forget et de Under Twilight, pourrait aussi s'imposer comme un véritable vidéo-clip musical. Celui-ci met en effet en scène et en musique des images d'archives documentant les violences policières d'État réprimant divers mouvements de contestation citoyens. Sur une bande-son signée du groupe Experience44, reprise du titre This Is Not A Love Song du groupe PIL45, le traitement des images d'actualité donne un caractère de brûlot punk à ce film syncopé. Par une progression partant des images de marches et de manifestations, jusqu'aux évacuations de blessés, en passant par les charges et les tabassages, les plans sont découpés, hachés menu, afin d'en accroître le rythme et de se mettre ainsi en concordance avec le tempo de la musique. Ce mode opératoire conduit à renforcer l'effroi causé par la froide violence de ces images. La tension des coups cadencés accentue la banalité et l'omniprésence de tels spectacles d'horreur.

 

UN ART DU FILM-TRACT

Pour conclure et tâcher de mieux comprendre le travail de Périot sur l'archive et les modes de montage utilisés, il est éclairant de se référer au texte d'une conférence prononcée en 2009 par le cinéaste à l'école d'art de Lorient, intitulée « Une introduction au cinéma d'archives46 ». Dans ce texte, la figure importante du cinéma d'archives n'est pas un cinéaste mais un historien, puisque Périot fait référence à Aby Warburg, à son Atlas Mnémosyne47 et à l'iconographie. Ce qui ouvre à l'analyse des images, de toutes les images produites, insiste-t-il. Chose qu'il met pleinement en place dans ses films, révélant le caractère de symptôme et l'importance de l'espace de pensée situé dans l'intervalle entre deux images. Qu'il s'agisse de la violence policière, des destructions militaires, de la course frénétique du progrès technique, ou encore de l'organisation sociale et économique des sociétés humaines, toutes les images montées et montrées dans ces films manifestent les divers états du monde et leurs évolutions. Elles nous invitent à penser notre présence au monde et à questionner notre participation à ce grand tout. Périot pointe alors l'importance du rôle du monteur qui organise ces images et crée entre elles des espaces de lecture singuliers et des interprétations équivoques mais fécondes.

Dès le premier de ces films - We Are Winning Don't Forget - semble se manifester le refus du sensationnel de l'image. Dans un flot de photographies de qualités disparates, d'époques diverses et d'origines géographiques variées, un enchaînement métronomique fait se succéder des représentations de travailleurs de l'ensemble des secteurs d'activité (mineurs, ouvriers, paysans, astronautes, laborantins...). Nous découvrons tout d'abord une imagerie de la fierté, de la satisfaction. Celle-ci semble conforter l'idée de travailleurs heureux et apparemment épanouis. Cette idéalisation flatteuse s'apparente volontiers aux représentations et aux éléments de communication de grands groupes commerciaux et industriels. Progressivement, des situations de travail « réelles », ou tout du moins qui paraissent moins mises en scène, prennent le dessus. Le ton se durcit, avec l'apparition de slogans revendicatifs, sur des banderoles et des pancartes lors de manifestations, puis s'affole, se tend, avec l'arrivée d'images insurrectionnelles, d'émeutes, de combats de rue, de charges policières, de bastonnades, de nuages de lacrymogènes, d'arrestations, pour se terminer sur les images de la mort de l'étudiant et militant Carlo Giuliani48 Le film est accompagné sur toute sa durée par la musique du groupe de post rock canadien Godspeed You! Black Emperor49, qui distille sur ces images une ambiance d'abord inquiétante, évoluant dans une tension longuement contenue, pour aboutir à l'explosion conclusive d'un climax sonore tourmenté. Ainsi noyées dans la surabondance, les images ne peuvent être perçues comme sensationnelles. Au contraire, ce mode de montage par accumulation nous avertit du caractère ô combien banal de ces images et, plus alarmant encore, de la banalité de ces manifestations de violence. Si le choc scopique face à l'horreur est ici progressivement mis en sommeil dans une progression graduelle (ce qui produit une forme d'habituation, et pourrait conduire au basculement dans l'acceptation des pires horreurs, à une fabrique du consentement à échelle microscopique), ce trop-plein peut également relever de l'électrochoc galvanisant. Les basculements progressifs, les glissements que Périot opère, semblent donc avoir pour double effet paradoxal et ambivalent de potentiellement galvaniser le spectateur, par une forme de choc scopique, ou au contraire de l'abattre, de l'entraîner dans la résignation.

Ces films relèvent alors bien d'un agir cinématographique50 qui, sans être totalement désillusionné, reste très conscient de ses propres limites. Si Périot affirme que jamais un film « n'aura d'incidence concrète sur le réel51 », il n'en garde pas moins l'espoir que celui-ci permette d'opérer des trouées dans notre quotidien et perpétue un esprit de résistance. Un cinéma qu'il qualifie d'« agissant, malgré tout », « un espace poétique de pensée du monde », le « lieu d'une prise de position52 » qui ne soit pas une leçon de morale mais, au contraire, un lieu de confrontation avec nos peurs et la part d'ombre de l'humanité. Ces films sont comme autant de contre-récits à l'Histoire, qu'elle soit celle du glorieux récit national ou celui économico-politique du capitalisme triomphant. En cela, la forme de ces films, comme le note Brossat, semble bien pouvoir être rapprochée de celle des films-tracts. Périot le concède d'ailleurs, allant même un peu plus loin quand il dit : « Mes premiers films étaient des films-tracts, pour ne pas dire des films de propagande53 ». Cette dénomination, qui se fonde sur leur nature ramassée, courte, choc et dynamique, semble totalement justifiée. Le tract est cette forme graphique et littéraire au caractère d'instrument politique et militant, principalement caractérisé par l'économie de ses moyens, sa brièveté, sa légèreté, son austérité, ses modes de reproduction et de diffusion qui en font des objets fragiles, pauvres, ordinaires et jetables, mais néanmoins pleinement opérants pour la diffusion d'idées dont le message compte plus que le vecteur qui l'accueille54. Ce qualificatif semble ainsi parfaitement adapté à ces films produits en réaction, pour certains dans l'urgence, et dont il convient à chacun de disposer ou pas, à la manière du tract papier que l'on reçoit ou ramasse, que l'on garde précieusement ou que l'on jette négligemment aussitôt après l'avoir reçu, mais dont l'ambition est de nous interpeller.

 

Bruno Élisabeth
in L’Art documentaire et politique contemporain, sous la direction de Antony Fiant et Isabelle Le Corff, Presse universitaire de Vincennes
2022

 

1 - Jean-Gabriel Périot, Courts-métrages/Short Movies, Paris, Potemkine, 2018.
2 - Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinema. Conversations, Paris, La Découverte, 2018.
3 - We Are Winning Don't Forget, 35 mm, 7 mn, 1.37, couleurs, sans dialogue, 2004.
4 - Undo, 35 mm, 10 min,1.66, dolby SR, couleurs, sans dialogue, 2005.
5 - Dies Irae, SD File, 10 min, couleurs, stéréo, sans dialogue.
6 - Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma. Conversations, op. cit., p. 106.
7 - Eût elle été criminelle... , 35 mm, 10 min, 1.66, dolby SR, couleurs et n&b, sans dialogue, 2006.
8 - Alain Brossat, Les Tondues, un carnaval moche, Paris, Manyo, 1993
9 - Fabrice Virgili, La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2019.
10 - Under Twilight, fichiers numériques, 5 min, couleurs et n&b, stéréo, sans dialogue, 2006
11 - 200 000 fantômes, Nijuman No Borei, 35 mm, 10 min, couleurs et n&b, dolby SR, sans dialogue, 2007
12 - L'Art délicat de la matraque, fichiers numériques, 4 min, n&b, stéréo, 16/9, sans dialogue, 2009.
13 - Les Barbares, 35 mm, 5 min, couleurs, stéréo, sans dialogue, 2010.
14 - Alain Brossat, La Résistance infinie, Paris, Léo Scheer, « Lignes », 2006.
15 - The Devil, DCP, 7 min, n&b, stéréo, 16/9, anglais, 2012.
16 - Boogers, As Clean As Possible, AT(h)OME, 2010 (album).
17 - We Are Become Death, DCP, 4 min, couleurs, stéréo, 16/9, dialogues anglais, 2014.
18 - Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma. Conversations, op. cit., p. 98.
19 - Ibid., p. 99.
20 - Ibid., p. 18
21 - Ibid., p. 17.
22 - Philippe Bazin, Pour une photographie documentaire critique, Paris, Créophis, « Poche », 2017, p. 10.
23 - Ibid.
24 - Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma. Conversations, op. cil., p. 16.
25 - Ibid., p. 19.
26 - Il est par exemple possible de penser à Powers of Ten de Charles et Roy Eames (1968), ou encore à L'Île aux fleurs de Jorge Furtodo (1989)
27 - Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma. Conversations, ibid., p. 111.
28 - Ibid., p 106.
29 - Ibid., p 105-106.
30 - Ibid., p 113.
31 - Ibid., p. 110-lll.
32 - Jean-Gabriel Périot, « Parler du présent et du futur à travers le passé », Les arts au lycée, Scène nationale Le Parvis, avril 2012, en ligne.
33 - Alain Brossat rapproche ce travail de la philosophie de Gaston Bachelard. Gaston Bachelard, L'intuition de l'instant, Paris, Librairie générale française, 1994.
34 - Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma. Conversations, op. cil., p. 161.
35 - Ibid., p. 164.
36 - Ibid., p. 158.
37 - Robert Oppenheimer prononça ces mots en 1948 à la télévision américaine dans une forme de désapprobation de l'usage fait de ses travaux. Robert Oppenheimer, « The Decision to Drop the Bomb », NBC White Paper, 1965. Au sujet de la présence télévisuelle du physicien, lire Lindsey Michael Banco, « Presenting Dr. J. Robert Oppenheimer: Science, the Atomic Bomb, and Cold War Television », Journal of Popular Film and Television, n°45(3), p.128-138.
38 - Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma. Conversations, op. cit., p.110.
39 - « Le Mémorial de la Paix d'Hiroshima, ou Dôme de Genbaku, fut le seul bâtiment à rester debout près du lieu où explosa la première bombe atomique, le 6 août 1945. Il a été préservé tel qu'il était juste après le bombardement grâce à de nombreux efforts, dont ceux des habitants d'Hiroshima, en espérant une paix durable et l'élimination finale de toutes les armes nucléaires de la planète. C'est un symbole dur et puissant de la force la plus destructrice que l'homme ait jamais créée, qui incarne en même temps l'espoir de la paix. » (« Mémorial de la paix d'Hiroshima [Dôme de Genbaku] », Unesco.org, Convention du patrimoine mondial, en ligne.)
40 - Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma. Conversations, op. cit., p. 111.
41 - Films à clignotement ou à scintillement. Les œuvres marquantes sont à ce titre : The Flicker (1966) de Tony Conrad, Arnulf Rainer (1958-1960) de Peter Kubelka, T,O,U,C,H,l,N,G (1968) de Paul Sharits, ainsi que nombre de films de Rose Lowder.
42 - Le test de Rorschach (ou Psychodiagnostic de Rorschach) est un protocole d'évaluation psychologique de type projectif. Il fût élaboré en 1921 par le psychanalyste Hermann Rorschach et repose sur une série de planches graphiques représentant des taches symétriques produites par pliage. Ces formes, apparemment non figuratives, sont soumises à la libre interprétation du patient évalué. Ce test fait ensuite l'objet d'une analyse très précise, apte à évaluer la personnalité du sujet. Voir Hermann Rorschach, Psychodiognostic : méthode et résultats d'une expérience diagnostique de perception, interprétation libre de formes fortuites, Paris, Presses universitaires de Fronce, « Psychologie d'aujourd'hui », 2000
43 - Stephen A. Bourque, Au-delà des plages : la guerre des alliés contre la France, Paris, Passés/Composés, 2019
44 - Expérience est un groupe de rock français. Il est formé en 2000 par Michel Cloup, ancien membre de Diabologum et Francis Esteves membre de Téléfax, label manager de Dora Dorovitch. Ils ont réalisé plus de cent cinquante concerts en France, Espagne, Belgique, Italie, Suisse et Russie. Sur scène, des projections vidéo réalisées par Widy Marché illustrent les chansons. » (« Expérience (groupe) », Wikipédia, en ligne.)
45 - Public Image Limited, souvent abrégé PIL, est un groupe de post-punk britannique, formé en 1978 par Johnny « Rotten » Lydon à la dissolution des Sex Pistols.
46 - Jean-Gabriel Périot, Une introduction au cinéma d'archives, conférence, Lorient, École d'art de Lorient, 2009, en ligne.
47 - Aby Warburg, L'Atlas Mnémosyne, Paris, L'écarquillé, 2019.
48 - Carlo Giuliani, « né le 14 mars 1978 à Rome et mort le 20 juillet 2001 à Gênes, est un étudiant et militant "no-global" italien, issu d'une famille engagée à gauche. Il est tué par un policier le 20 juillet 2001 durant les émeutes anti-G8 de Gênes ». (« Carlo Giuliani », Wikipédia, en ligne.)
49 - Site officiel du groupe à l'adresse [http:/ /www.brainwashed.com/godspeed/].
50 - Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peul le cinéma. Conversations, op. cif., p. 15.
51 - Ibid., p. 24.
52 - Ibid., p. 36.
53 - Ibid., p. 19.
54 - Leszek Brogowski, Aurélie Noury, Antonio Gallego el Roberto Martinez, « Tracts ! », Sans niveau ni mètre (Journal du cabinet du livre d'artiste) n° 22, janvier-février 2012.